Ce qui flotte (VF)

Je m’appelle Jean. Au moment où je vous parle, je suis coincé entre mon collègue Marie et le ventre de Bernadette. 1 an qu’on est là, dans le noir. Souvent, nous apercevons un raie de lumière dans le couloir. Et parfois, mais trop rarement au goût de Marie, quelqu’un vient nous voir, éclaire notre réduit, cherche et repart avec l’un ou l’une d’entre nous.

Pour nous la transhumance est annuelle. “Sauf cette année !” Me corrige Marie. Il est vrai, que cette année, on nous a sorti il y a 6 mois. J’ai failli claquer. Je n’avais jamais connu un froid pareil ! Un machin léger comme une plume s’est écrasé sur moi et m’a fondu dessus en une goute d’eau glaciale. J’ai eu l’impression que ça durait des heures ; l’enfer s’abattait-il sur nous ? Jeanne et Erik avaient-ils perdu l’esprit ?

Au final, non. Grâce à une grosse prime d’Erik, il a emmené toute la famille en vacances au ski. Nous avons hérité d’une semaine dans le chlore et le bruit. Entendre, que dis-je subir, des hurlements d’enfants dans une caisse de résonance, 4h par jour, “je suis trop vieux pour ces conneries” ! Je préfère largement les vacances à la mer. Il est, de plus, plus facile de porter un corps d’enfant dans l’eau salée.

Après ça, on est retourné à la cave même si la petite dernière a tenu à nous garder pendant tout le trajet du retour. Les passagers des autres voitures, sur l’autoroute, pouvaient admirer une petite fille heureuse et fière avec un pull en laine violet et un brassard gonflé à chaque bras. Je suis le brassard jaune, au fait. J’adore cette gosse ! J’ai aimé tous les enfants d’Erik et Jeanne mais Margot, c’est différent. Elle me fait sortir de ma zone de confort. Si je finis avec elle, j’aurais été fier d’être son Jean ; j’aurais vécu ma meilleure vie à son bras gauche.

J’ai toujours été à gauche et j’ai été baptisé Jean dès qu’Erik m’a ramené du magasin (un endroit sordide d’où chacun essaie de se mettre en avant pour en partir le plus vite possible).

Dans cette maison du bonheur, chaque objet porte un prénom depuis la naissance de Marco, le 1er enfant de la famille. C’est lui qui nous a prénommé Jean et Philippe. Par contre, c’est Erik qui nomme les sacs de Jeanne, Bernadette. Elle possède plein de Bernadettes de différentes tailles. C’est un clin d’oeil au sac de Mme Chirac. Ne m’en demandez pas plus ; j’ignore tout de cette personne.

Bref, cela faisait quelques temps que les allers-retours se succédaient à la cave. D’abord, ce sont les vêtements d’été qui sont partis. Ils ont été remplacés par les vêtements d’hiver. Le pull de Margot m’a dit qu’après le retour de la montagne, il n’a plus vu de neige. J’en ai été soulagé.

Ensuite, les chaussures d’été ont été ramenées à la maison. Puis Margot est venue nous chercher avec sa maman. C’est encore trop tôt pour le départ en vacances mais elle n’en pouvait plus d’attendre. D’abord elle venait regarder l’intérieur de la grosse Bernadette d’été avec envie. Ensuite, j’ai entendu sa maman lui dire : “Il est trop tôt pour sortir Jean-Marie ; encore 5 dodos”. Tous les soirs, elle venait nous souhaiter une bonne nuit.

Ce matin, c’est LE jour fatidique : le jour du test de flottaison. Margot debout sur le tabouret, regarde avec impatience l’eau tiède remplir la bassine. Jeanne me retire délicatement du sac. “C’est le grand jour, Jean, on va voir si tu tiens encore le coup.” Elle ouvre mon embout et commence à me souffler dans le bidon. Margot la mime.

Pendant qu’elle souffle, petit retour sur l’arrivée de Marie. C’est mon 3e comparse. Avant, il y a donc eu Philippe, mort prématurément d’une épine d’oursin. Puis Claude avec qui j’ai eu la chance de passer un peu plus de temps.

Claude était gonflé par Erik. Et c’est finalement Erik qui a eu sa peau. Au début, c’était un gonflage normal même si déjà vigoureux. Erik avait, en effet, l’habitude de pincer la base de son embout pour retenir l’air entre 2 soufflages. Puis Erik a changé de boulot au cours de l’été. Il s’est rapidement mis à fumer. Claude a détesté cette période. L’haleine était fétide, le goût acide. Et pire du pire, Erik s’est mis à mordre l’embout entre 2 soufflages. Mon ami souffrait le martyr. Au bout du compte, le nouveau boulot d’Erik a eu raison de Claude et de sa doublure Claude2. J’en fût vraiment bouleversé.

C’est après ces tristes fins que Marie et sa doublure sont arrivés. Ils sont identiques et possèdent chacun une face bleue et une face rose. Leur matière ne semble pas très résistante, en revanche.

Après Jean-Philippe et Jean-Claude, Jean-Marie sonnait plutôt bien. Pour la doublure, ça a été plus difficile. Erik a proposé Rose parce que Rose-Marie sonnait plutôt bien. Erik, d’humeur morose, pensait à ma succession. Mais Jeanne, mon soleil, a argumenté : “la matière semble moins résistante que celle de Jean ; Jean-Rose, ce sera bizarre. Je propose de le baptiser Rose-Rémi, en attendant. Ensuite, les enfants choisiront”. Banco. Cet hiver le duo était donc Jean-Marie. Il est temps de vérifier si je flotte encore pour les vacances d’été.

Si Erik est passé à l’électronique et a maintenant un goût de banane ou de crème brûlé, il serre toujours les dents. C’est donc Jeanne qui gonfle. Elle a conservé son habitude de bloquer l’air avec le bout de sa langue. J’avoue attendre ces moments avec une certaine délectation même si l’âge aidant, le test de flottaison devient plus en plus angoissant.

J’ai enfin atteint ma forme optimale. Margot m’embrasse avant le grand plongeon et m’encourage : “t’inquiète pas Jean, même si tu ne flottes plus, maman a promis de te garder : on t’encadrera”. Je suis plongé dans l’eau, pressé dans le fond sur toutes mes faces. Tout le monde retient son souffle à l’affut des petites bulles d’air qui signeraient ma retraite…. Rien. Jeanne relâche sa prise. Je remonte à la surface. Margot s’écrie : il flotte !

Oui Margot, je flotte mais il va falloir apprendre à nager pour de vrai cet été.

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